Deux amies, séparées par des milliers de kilomètres, décident de s'écrire quotidiennement mais d'attendre le jour de leurs retrouvailles pour se remettre leur correspondance. La trame d'Intercontinentales, présenté aux ateliers Jean-Moulin le 27 septembre dernier, relate la vie des comédiennes Jeanne Guillon et Anna Bonnin pendant plusieurs mois. Le spectacle, sous la forme d'une lecture accompagnée par une performance musicale, picturale et dansée, a vocation à se produire partout en France, en faisant appel à des artistes différents dans chaque lieu. La compagnie de L'Arbre voit, dans cette, expérimentation, un moyen de repenser les modes de production et de diffusion de l'art.

« L'Arbre-théâtre d'art pour tous se veut une compagnie
qui déploie ses branches à partir d'un territoire où elle reste enracinée ». Fidèle à ce leitmotiv, Jeanne Guillon, la directrice de la troupe, a décidé de poser ses valises aux ateliers Jean-Moulin, le 27 septembre, pour présenter le spectacle Intercontinentales.
Basée en Isère, dans la campagne dauphinoise, la compagnie ressent le besoin de jouer dans des lieux qui ne soient pas spécifiquement consacrés à la culture. « Nous avons été quelque peu découragés par les circuits théâtraux habituels. En effet, ces derniers sont assez cloisonnés, révèle-t-elle. Les compagnies sont officieusement classées en divisions, comme au football. Quand elle ne sont pas labélisées, on les qualifie de 'compagnies émergentes' ».
Une catégorisation que Jeanne réfute totalement : « Notre but est d'aller où l'art n'est pas, de mettre de l'art partout, en lien avec la vie sociale et le territoire », insiste la directrice.
« Ici, on n'annonce pas les représentations à coups d'affiches ou de marketing »
Aux ateliers Jean-Moulin, Jeanne Guillon s'est réjouie de trouver un tiers lieu qui, bien que plutôt construit autour de l'économie sociale et solidaire, reste connecté à la vie artistique. « Ici, on n'annonce pas les représentations à coups d'affiches ou de marketing. On compte beaucoup sur le relais des acteurs de terrain ».
La philosophie de la compagnie théâtrale implique aussi de faire appel à des protagonistes différents pour chaque spectacle. C'est par l'intermédiaire de deux artistes locaux que le contact s'est noué avec l'équipe établie dans l'ancien lycée professionnel. La plasticienne Catherine Cottet, une connaissance de Jeanne Guillon installée depuis peu dans le Cap Sizun, s'est rapprochée du musicien audiernois Clément Abraham, qui a accepté le challenge de L'arbre.
« Ça représentait un défi original car je ne l'avais jamais fait », témoigne le batteur et compositeur. Même s'il s'agit d'un tout autre registre, Clément s'est en partie inspiré de la bande son du film Birdman, d'Alejandro González Iñárritu, composée elle aussi en grande partie à la batterie. Comment le musicien capiste a-t-il choisi des rythmes et mélodies à partir du texte d'Intercontinentales ? « J'ai lu le récit sans me poser trop de questions, avant d'imaginer différentes ambiances correspondant à chaque moment de la narration, explique le musicien. J'ai ensuite soumis mes propositions aux collègues, avant d'affiner le tout la veille du spectacle. ».
« La banalité peut devenir poétique et extraordinaire »
Outre l'attrait pour cette expérience inédite, Clément a été interpellé par l'histoire d'Intercontinentales, Correspondance pour Kinshasa. « Ayant vécu quatre ans au Sénégal, je me suis reconnu dans les parties du texte faisant référence à l'Afrique ».
En effet, le récit s'inspire d'un échange épistolaire entre Jeanne Guillon et son amie Anna Bonnin, une anthropologue marseillaise ayant participé à plusieurs spectacles de la compagnie.
Alors que cette dernière menait diverses missions humanitaires en Afrique, notamment en République démocratique du Congo, les deux amies éprouvaient d'importantes difficultés à se joindre. Jeanne a alors souhaité expérimenter une autre forme de relation : « Il s'agissait de nous écrire tous les jours sans nous envoyer le contenu, et de nous remettre l'ensemble de notre correspondance le jour de nos retrouvailles », précise la directrice.
En lisant le tout le jour-J, les deux amies ont retrouvé des échos dans leurs quotidiens et ressenti une vraie relation malgré la séparation physique. « Ces histoires de deux femmes du XXIème siècle évoquent bien plus que nous-mêmes. On a considéré qu'elles pouvaient établir des ponts entre de nombreux récits de vie, car la banalité peut devenir poétique et extraordinaire pour chacun. ».
Sur scène, le mélange des genres
Les deux amies ont souhaité prolonger cette aventure presque banale en la transformant à travers le prisme artistique. « Mais pour éviter tout nombrilisme, nous avons choisi d'intervertir les rôles en lisant chacune le texte de l'autre. Aussi, nous avons souhaité ouvrir la démarche à d'autres formes de créations », poursuit la directrice. Le spectacle a ainsi reçu le renfort de la danse, de la musique et des arts plastiques. Alors que l'Iséroise Stéphanie Gillet improvisait des pas sur les battements de Clément Abraham, les œuvres de Catherine Cottet donnaient de la profondeur à la pièce, avec les portraits des deux lectrices affichés sur la scène, accompagnés de différentes versions du texte présentées sur des supports variés.
Le musicien, qui n'est pas un habitué de cette démarche artistique mixte, n'est pas contre l'idée de renouveler l'expérience : « Peut-être que nous aurons l'occasion de reproduire ce spectacle avec Jeanne au printemps prochain », confie-t-il.
Renouveler les modes de production et de diffusion
Pour Jeanne Guillon, ce genre d'expérimentation permet de « penser l'art dans le cadre des circuits courts sans pour autant se cloisonner dans un localisme étroit ». En effet, la réflexion écologique se fait de plus en plus prégnante jusque dans le monde du spectacle. « Pendant le confinement, au sein du syndicat d'employeurs du spectacle dont je fais partie, nous avons beaucoup parlé de sobriété énergétique et de nos responsabilités dans le changement climatique. Nous avons abouti à la conclusion que l'art n'a pas le droit de se fermer sous prétexte d'écologie ».
Le dispositif d'Intercontinentales, proposant une lecture accompagnée d'une performance sonore, picturale et dansée, en incluant des artistes locaux, peut être considérée comme « une expérience pour imaginer l'art de demain, en renouvelant les modes de production et de diffusion du spectacle », explique Jeanne Guillon.
Cette transformation passe par le choix de jouer dans les lieux atypiques, pour attirer un public nouveau. « En Isère, notre audience est constituée de personnes qui n'allaient pas au théâtre auparavant », raconte la directrice, qui insiste sur la notion de respect des spectateurs : « Ce n'est pas parce qu'un lieu n'est pas voué à la culture que l'on ne doit pas être exigeant dans notre travail. On peut demeurer profond tout en restant accessible. Que l'on réside en ville ou à la campagne, nous avons tous besoin de nourriture immatérielle ».

© Catherine Cottet
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Matthieu Stricot